C'est le moyen pour moi d'échanger sur la Chine, de faire partager mes voyages en Chine, des lectures sur la Chine, des analyses, des impressions, d'aller au-delà des peurs qu'inspire ce grand pays si entreprenant en essayant de comprendre ses propres craintes, ses propres défis mais aussi de pointer les questions qu'il soulève. Nous aurons peut-être ainsi l’occasion de faire un bout de chemin ensemble.
Revenue depuis peu de Pingyao, cette cité du Shanxi à l'architecture traditionnelle intacte, connue pour avoir vu naître les premières banques chinoises, je découvre un texte de l'écrivain chinois Lao She (1899-1966), La Lance de mort, présente dans le recueil de nouvelles Gens de Pékin (Gallimard, coll. Folio, 1982). Elle met en scène un ancien homme d'escorte – un métier très bien documenté dans l'un ou l'autre des petits musées de la ville que j'eus l'occasion de visiter durant ce voyage. J'adore ces recoupements ou ces croisements inattendus. Je ne résiste donc pas au plaisir de vous faire partager un extrait de cette nouvelle – le début – en l'accompagnant de quelques photos prises par mes soins durant mon séjour à Pingyao.
Source : Gens de Pékin, coll. Folio, 1982, pp. 25-26
La vie n'est qu'un jeu, tout prouve la véracité de cet adage. Jusqu'ici, je le pensais vaguement mais maintenant, j'en suis profondément persuadé. L'ancienne agence de garde de Sha Zilong était devenue une vulgaire auberge. L'Orient avait été contraint de s'éveiller de son grand rêve. Le grondement des canons avait fait taire le rugissement des tigres dans les forêts des Indes et de Malaisie. A peine éveillés et se frottant encore les yeux, les hommes eurent beau invoquer leurs dieux et leurs ancêtres, en moins d'un instant, ils perdirent leur pays, leur liberté et leur indépendance. Devant leur porte, se dressaient d'autres hommes au teint différent, armés de fusils au canon encore chaud. A quoi auraient pu servir leurs longues piques, leurs arbalètes aux flèches empoisonnées et leurs boucliers épais décorés de serpents bigarrés, puisque ni leurs aïeux, ni même leurs dieux vénérés de toute antiquité ne leur étaient plus d'aucun secours ? La Chine, à l'emblème du dragon, était elle-même dépouillée de son mystère, depuis que le chemin de fer, traversant tombes et sépultures, avait détruit la géomancie. Les hommes d'escorte, avec leurs étendards rouge sombre aux multiples franges, leurs cimeterres d'acier au fourreau gainé de peau de requin vert, leurs chevaux mongols tout bruissants de grelots, leur sagesse et leur jargon de vieux routiers, leur honneur et renom, et Sha Zilong lui-même, avec son habilité de professionnel des arts martiaux et son œuvre, tout cela avait disparu dans la nuit, comme un rêve. L'heure était aux chemins de fer, aux fusils, aux ports ouverts, et à la terreur. On projetait même, paraît-il, de couper la tête à l'Empereur. C'était l'époque intermédiaire où les gardes privés crevaient de faim, avant que les arts martiaux ne fussent remis à l'honneur par les éducateurs et les partis révolutionnaires.
Celui qui avait connu autrefois Sha Zilong ne pouvait l'oublier à cause de ses yeux brillants comme deux grandes étoiles dans une nuit de givre. Mais à l'heure où commence notre histoire, cet homme, naguère petit et maigre, doué d'une agilité et d'une force peu communes, avait le corps plutôt empâté. Derrière l'auberge qui avait succédé à son ancienne agence, il occupait un pavillon de trois travées, donnant au sud. Il avait gardé sa grande lance, dressée au coin d'un mur, mais dans la cour, on ne voyait plus guère que quelques colombes. C'était seulement pendant la nuit, la porte une fois bien verrouillée, qu'il se remettait à s'entraîner avec sa lance de mort dite "aux cinq tigres". Cette lance, et toute la technique qu'elle supposait, lui avaient valu, durant vingt ans, dans le Nord-Ouest- le titre de "Sha Zilong à la lance magique", et jamais personne n'avait pu l'égaler. [...]