C'est le moyen pour moi d'échanger sur la Chine, de faire partager mes voyages en Chine, des lectures sur la Chine, des analyses, des impressions, d'aller au-delà des peurs qu'inspire ce grand pays si entreprenant en essayant de comprendre ses propres craintes, ses propres défis mais aussi de pointer les questions qu'il soulève. Nous aurons peut-être ainsi l’occasion de faire un bout de chemin ensemble.
Voici, pour faire revivre ce vieux théâtre endormi de Shaxi (Yunnan)' un extrait de l'ouvrage de Pierre Loti, "Les derniers jours de Pékin" (Petite bibliothèque Payot), dont la première édition est parue en 1902.
Voici d'abord le défilé très lent, très lent d'une musique: Beaucoup de gongs, de cymbales, de clochettes, sonnant en sourdine; la mélodie est comme chantée par un mélancolique, et doux, et persistant de flûtes - de grandes flûtes au timbre grave, dont quelques-unes ont des tuyaux multiples et ressemblent à des gerbes de roseaux. C'est berceur et lointain, exquis à entendre.
Les musiciens maintenant s'asseyent près de nous, en cercle, pour mener la fête. Le rythme tout à coup change, s'accélère; les sonnettes s'agitent, les gongs battent plus fort et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s'épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s'éventent, qui se démènent d'une façon exagérée, névrosée, épileptique... Des géants ? Des pantins ? Qu'est-ce que ça peut bien être ?... Cependant ils arrivent très vite, avec leur grande enjambées sautillantes, et les voici devant nous...
Ah ! Des échassiers ! Des échassiers prodigieux, plus haut perchés sur leurs jambes de bois que des bergers landais, et bondissant comme de longues sauterelles. Et ils sont costumés, grimés, peints, fardés; ils ont des perruques, de fausses barbes; ils représentent des dieux, des génies tels qu'on en voit dans les vieilles pagodes; ils représententdes princesses aussi, ayant de belles robes de soie brodée, ayant des joues trop blanches et trop roses, et des fleurs artificielles piquées dans le chignon; des princesses tout en longueur, qui s'éventent d'une façon exagérée, en se dandinant toujours, ainsi que la troupe entière, d'un même mouvement régulier, incessant, obsédant, comme celui des balanciers de pendule.
Or ces échassiers, paraît-il, sont tout simplement les jeunes garçons d'un village voisin, de braves petits campagnards, formés en société de gymnastique et qui font cela pour s'amuser. Dans les moindres villages de la Chine intérieure, bien des siècles, des millénaires avant que la coutume en soit venue chez nous, les garçons, de père en fils, ont commencé de s'adonner passionnément aux jeux de force ou d'adresse, de fonder des sociétés rivales, les unes d'acrobates, les autres d'équilibristes ou de jongleurs, et d'organiser des concours. C'est pendant les longs hivers surtout qu'ils s'exercent, quand tout est glacen et que chaque petit groupement humain doit vivre seul, au milieu d'un désert de neige.
En effet, malgré les perruques blanches et les vieilles barbes de centenaire, on voit que tout ce monde est jeune, très jeune, avec des sourires enfantins. Elles sourient naïvement, les princesses gentilles et drôles, aux trop longues jambes, qui ont des mouvements si excités d'éventail, et qui dansent, de plus en plus dégingandées, qui se cambrent, qui se renversent, dodelinant de la tête et du torse avec frénésie.