C'est le moyen pour moi d'échanger sur la Chine, de faire partager mes voyages en Chine, des lectures sur la Chine, des analyses, des impressions, d'aller au-delà des peurs qu'inspire ce grand pays si entreprenant en essayant de comprendre ses propres craintes, ses propres défis mais aussi de pointer les questions qu'il soulève. Nous aurons peut-être ainsi l’occasion de faire un bout de chemin ensemble.
Extrait de Dans 30 ans la Chine, Robert Guillain, Seuil, 1965, pp.102-114.
« Il me faut remonter jusqu’à 1937 pour trouver dans mes souvenirs une ville de Shanghaï bien administrée et d’aspect prospère, qui était plus belle même que celle d’aujourd’hui, à certains points de vue, par exemple par la folle animation de ses boutiques aux mille enseignes, ou par la circulation de ses belles autos étrangères.
La France avait ici en pleine Chine, et taillée au cœur même de Shanghaï, une véritable petite colonie, la Concession française, où elle a plus ou moins conservé son influence jusqu’en 1949. Sa voisine, la Concession internationale, était gérée aussi soigneusement qu’une ville d’Angleterre ou des Etats-Unis et les étrangers y étaient chez eux. Que ces temps sont donc loin ! Cependant, à côté de tout de ce qui était bien tenu, se creusaient des abîmes de misère physique et morale, que l’agression japonaise, à laquelle j’assistai en cet été de 1937, allait encore aggraver.
J’ai vu les bombes japonaises pleuvoir sur Shanghaï – sur les parties chinoises de Shanghaï – et les réfugiés, venant d’immenses morceaux de ville incendiés, vivre sous des nattes dans les rues des quartiers riches. J’étais là quand un patriote jeta une bombe dans le défilé de la victoire des troupes japonaises, tandis qu’un autre se jetait du haut d’un immeuble en criant : « Vive la Chine ! » Longtemps, les campagnes d’alentour sont restées infestées de cadavres de soldats de Tchang Kaï-chek que les chiens achevaient de dévorer. Pendant ce temps-là, en ville, sur les vertes pelouses du Race Course, les turfistes chinois et étrangers gagnaient ou perdaient des millions. Le soir, derrière le champ de courses, le long de l’avenue Joffre, les mama professionnelles vendaient les jolies Chinoises, leurs protégées, deux dollars pour la nuit. L’hiver, on trouvait souvent au petit matin des bébés morts dans les poubelles.
On en trouvait encore huit ans plus tard pendant l’hiver 1945-1946, bien que le Shanghaï que je visitai alors fût cette fois-ci un Shanghaï américain, c’est-à-dire libéré et occupé par les forces du général MacArthur. Le contraste était aussi choquant que jamais entre la misère héritée de la guerre et le luxe apporté par la victoire à un petit nombre de privilégiés. Tous les trafics fleurissaient, en même temps que régnait le chômage. La corruption s’aggravait à la mesure de l’arrosage des dollars américains. Les marchandises des PX (magasins d’armée) et de l’assistance américaine, depuis le lait en poudre jusqu’au plasma sanguin, trouvaient le chemin du marché noir.
Trois années encore, et la ville était tombée au plus bas de son désordre, au plus noir de sa crasse, quand je m’y retrouvai au début de 1949. Elle était assiégée par les communistes. L’inflation y travaillait pour Mao Tsé-toung encore plus efficacement que la cinquième colonne des « rouges ». On voyait piétiner dans le ruisseau des billets de banque portant l’effigie de Tchang Kaï-chek. En guise de porte-monnaie, on sortait le matin avec un sac à pommes de terre, pour pouvoir y transporter les énormes quantités de dollars, en liasses de cent mille, nécessaires aux paiements de la journée. Les riches fuyaient par avion à Hongkong, emportant leurs barres d’or. De pauvres diables, supposés communistes, étaient exécutés en public au milieu des rues. Le peuple disait des assiégeants : « Qu’ils arrivent ! ils ne seront jamais pires que ceux-ci. »
Et puis « ils » arrivèrent un matin très tôt, armée silencieuse de paysans-soldats en pantoufles de toile, ne tuant pas, ne pillant pas, ne violant pas. Mais ils héritaient d’une cité délabrée et fourbue, rongée de vices, ruinée. Et ils n’étaient, en marge de l’armée, qu’une toute petite minorité de « cadres » communistes, affrontant la terrible tâche de mettre de l’ordre dans le chaos. La multitude autour d’eux était fondamentalement apathique et indifférente. N’allaient-ils pas se trouver débordés et noyés par elle, contaminés et repris par son mercantilisme foncier, son individualisme, son goût de l’argent ?
Eh bien ! Six ans plus tard, c’étaient eux qui avaient gagné la partie, dans le Shanghaï communisé que je revoyais en 1955, ma quatrième visite. Ce n’était pas la foule qui avait contaminé les purs, mais ceux-ci qui, armés des bactéries du communisme, avaient réussi à contaminer la multitude. Ils n’avaient peut-être pas conquis les têtes, mais ils avaient capté les bras, et mis tout le monde au travail, dans l’ordre et l’obéissance. Le nettoyage de la ville, physique et moral, était complet. Les mendiants avaient disparu. Les filles publiques étaient dans les maisons de redressement. Il n’y avait plus de prostitution. Il n’y avait plus de Race Course. Les Shanghaïens ne jouaient plus au mah-jong. Ils avaient même perdu une de leurs habitudes mineures les plus invétérées, se racler la gorge et cracher : on ne crachait plus à travers toute la Chine. Les rues étaient propres. Les objets les plus répandus étaient devenus le balai et le tue-mouches…
Pourtant, il pesait sur cette ville un poids très lourd de contrainte et de répression. Shanghaï apeurée était encore dans les affres de la socialisation : socialisation de la propriété, du commerce, des usines, du travail, de la pensée même. Et Shanghaï résistait. Les Shanghaïens en majorité s’accrochaient encore à un refus de devenir bien-pensants.
Le sont-ils devenus aujourd’hui ? Je garde quelques doutes à ce sujet, mais je constate du moins qu’ils ont l’air détendus et pas mécontents de leur sort. Je compare avec 1955 : les progrès sont considérables, dans l’aspect de la ville et la tenue des habitants. […].
La Shanghaï d’aujourd’hui cherche passionnément à retrouver, dans une Chine transformée, libérée maintenant des empiétements étrangers, sa place de cité moderne. Après avoir nettoyé ses noirceurs anciennes, elle peut donner libre cours à ses dons : un esprit d’entreprise unique en Chine, servi par une expérience également sans pareille en matière d’administration moderne, de gestion économique, de culture technique et moderne.
Encore faut-il que le régime fasse sa paix avec elle. Avoir été la base des impérialistes, le paradis des capitalistes et des compradores, voilà des péchés qu’elle a mis longtemps à laver dans les souffrances et la peur. Elle a été dans les débuts du régime le théâtre d’une épuration dramatique des éléments bourgeois et réactionnaires : ce furent les campagnes dites des « Trois Anti » et des « Cinq Anti » pendant lesquelles le nombre des suicides par « désespoir politique » fut considérable. Puis ce fut le dur combat de la socialisation de l’économie urbaine, dans lequel j’avais trouvé la ville engagée lors de ma visite de 1955 ; le commerce et l’artisanat privés étaient condamnés, la propriété abolie, et l’Etat prenait sous son contrôle toutes les entreprises.
Au même moment, le milieu intellectuel subissait la marxisation des idées, des écrits, de l’art et le « remoulage » obligatoire de toute pensée dans le moule socialiste tandis que la communauté catholique shanghaienne, la plus importante du pays, se voyait décapitée de ses chefs et placée sous la surveillance du parti. Par surcroît, Shanghaï était victime de la nouvelle planification économique. La Chine avait décidée en effet de déplacer son centre de gravité vers le nord-ouest et vers l’ouest, et en quelque sorte de tourner le dos à la mer, pour un temps, afin de regarder vers l’Asie centrale. Il s’agissait de se rapprocher davantage de la Russie soviétique, de stimuler l’exploitation et le peuplement des régions sous-développées du pays […].
Mais aux approches du bond en avant, les dirigeants communistes commencèrent à s’apercevoir de la perte qu’ils s’infligeaient à eux-mêmes en pénalisant la grande ville et et en n’utilisant pas à plein ses capacités économiques. De plus, le processus de destruction de l’ancienne société était dans l’ensemble achevé ; les résistances des milieux qu’elle avait frappés étaient brisées. Entre le régime et les Shanghaïens qu’il avait « persuadés » à sa façon, un compromis s’est peu à peu élaboré, sur la base des avantages matériels que pouvait rapporter aux deux parties une collaboration. Un rôle important a donc été rendu à la ville sous le « Bond en avant », et c’est alors que s’est opéré son tournant vers l’industrie lourde. Shanghaï a su mieux encore s’affirmer indispensable après la crise des trois années noires. On avait absolument besoin de ses usines. 0n découvrait qu’elles avaient été moins touchées que d’autres ; elles avaient été mieux conduites, par des directeurs plus intelligents et plus expérimentés. Elles avaient été moins inféodées à l’aide russe et ressentaient moins fortement le lâchage ordonné par M. Khrouchtchev.
Voilà comment Shanghaï […] a commencé à connaître à partir de 1961-1962 sa réhabilitation et sa revanche. Elle est devenue la cité dont on favorise l’essor. On donne ses usines en modèle. De toutes les parties de la Chine, des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs viennent les visiter, pour prendre exemple sur leurs expériences, leurs méthodes, leur organisation […].