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Avec son dernier ouvrage Le parapluie de Simon Leys (éd. Philippe Rey, 2015, 252 p.), Pierre Boncenne nous fait redécouvrir un auteur à l’action éclatante et… une époque sinistre. Simon Leys est mort le 11 août 2014.

Non, Pierre Boncenne ne dénonce pas dans son ouvrage les clichés et préjugés actuels régulièrement proférés dans l’Hexagone sur la deuxième puissance mondiale. Un autre livre le fera peut-être un jour. Son propos concerne une époque pas si lointaine, que l’on s’est dépêché d’oublier, tellement elle fut peu glorieuse. L’auteur du Parapluie de Simon Leys règle ses comptes avec les intellectuels français – Sartre et Simone de Beauvoir, Malraux, Peyrefitte et bien d’autres –, avec les militants mais aussi les sinologues qui furent dans l’Hexagone les thuriféraires de la Grande Révolution culturelle prolétarienne (1966-1976) alors que des milliers de Chinois, humiliés, battus à mort par les Gardes rouges de Mao faisaient les frais d’une reprise en main de l’appareil du pouvoir communiste par le Grand Timonier.

« Lanceur d’alerte » avant l’heure, Simon Leys, avec Les habits neufs du Président Mao, ouvrage dans lequel il révéla les atrocités en cours, fut reconnu internationalement peu de temps après l’arrestation de la Bande des Quatre en 1977 pour ses révélations sur les atrocités commises. En France, l’apologie de l’utopie maoïste par une partie de l’intelligentsia cessa du jour au lendemain, sans l’expression du moindre regret.

Ami intime de Pierre Rickmans (Simon Leys était son nom de plume), Pierre Boncenne a aussi à cœur de rappeler sa connaissance subtile de la civilisation chinoise. L’auteur des Habits neufs du Président Mao fut aussi le traducteur des Entretiens de Confucius et d’écrivains et poètes chinois de diverses époques, y compris de Lu Xun, auteur rebelle « récupéré » après sa mort par le régime de Mao comme en témoigne magistralement Yu Hua dans La Chine en dix mots (Actes Sud, 2010, p. 131).

Extrait (p. 13-14)

Les téléspectateurs ayant choisi le 27 mai 1983 au soir de suivre l’émission Apostrophes, dont le thème portait ce vendredi-là sur « Les intellectuels face à l’histoire du communisme », commencèrent par découvrir un étrange personnage nommé Jean Jérôme […]. Avec Maria-Antonietta Macciocchi, on changea de registre passant des secrets de l’ombre au militantisme exubérant […]. Vint alors le tour de Simon Leys, invité sur le plateau d’Apostrophes pour un recueil sur la culture et la politique chinoises, La Forêt en feu, et la préface d’un document anonyme, Enquête sur la mort de Lin-Biao. Ce brillant sinologue, que l’on voyait pour la première fois à la télévision, devait sa réputation à la publication des Habits neufs du président Mao (1971), un essai corrosif à contre-courant de la doxa établie alors en Occident. D’emblée, il y affirmait : « La ”Révolution culturelle“ qui n’eut de révolutionnaire que le nom et de culturel que le prétexte tactique initial, fut une lutte pour le pouvoir menée au sommet entre une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masses (dans la suite de l’événement, à la faveur du désordre engendré par cette lutte, un courant de masse authentiquement révolutionnaire se développa spontanément à la base, se traduisant par des mutineries militaires et par de vastes grèves ouvrières ; celles-ci, qui n’avaient pas été prévues au programme, furent impitoyablement écrasées). À sa manière satirique, il avait ajouté que l’aspect prosaïque d’une telle analyse pourrait certes chagriner les belles âmes convaincues d’assister en Chine à une « révolution de la civilisation » : « En regard d’un thème aussi exaltant pour la réflexion, toute tentative pour réduire le phénomène à cette dimension sordide et triviale d’une « lutte pour le pouvoir » sonne de façon blessante, voire diffamatoire aux oreilles des maoïstes européens ». Et, de fait, nos journaux les plus éminents choisirent d’abord de traiter Simon Leys par le mépris et la calomnie en n’hésitant pas à propager des insinuations sur ses liens avec des officines proches de la CIA. Puis peu à peu on commença par admettre que sa chronique détaillée et rigoureuse, rédigée à Hong Kong sur la base d’observations en langue chinoise, correspondait sans doute à la réalité : derrière le paravent de la « Révolution culturelle » s’était cachée une folie meurtrière ayant donné lieu à des massacres et d’abominables violences. Reste que la prise de conscience mit du temps à s’opérer, et que, chez nombre d’intellectuels, la flamme maoïste continua à luire sous un mode nostalgique avant que l’on ne passe tout l’épisode par pertes et profits. Voilà pourquoi à Apostrophes, Simon Leys justifia tout simplement par l’indignation ses interventions d’ordre politique, bien loin de son domaine de prédilection, l’histoire de l’art et la littérature classique.