Extrait de Stèles, la grande famine en Chine 1958-1961, de Yang Jisheng, Seuil, 2008, pp. 575-589 (livre non publié en Chine).

" Pourquoi personne n’a dénoncé les mensonges extravagants sur les hauts rendements des satellites ? Pourquoi des dizaines de millions de personnes sont-elles mortes de faim sans être secourues ? Pourquoi la politique qui a conduit à la famine a-t-elle duré trois ans ? Pourquoi les cadres ont-ils pu traiter le peuple avec autant de cruauté ? Pourquoi la majeure partie des victimes de la faim ont été les paysans qui produisaient l’alimentation du pays ?

 La réponse à ces questions réside dans la nature du système. La Chine était alors sous un système totalitaire mâtinant la tradition monarchique et la dictature stalinienne, qui empruntait la structure de l’empereur Qin Shi Huangdi pour appliquer une dictature du prolétariat totale. Comme Mao Zedong le dit lui-même, c’était un système combinant Marx et l’empereur Qin. […]

Même si l’ère maoïste était  le début de la fin du despotisme impérial, le système mis en place par le PCC  exerçait un contrôle beaucoup plus étroit, étendu et profond que celui dont il était l’héritier. Avec les armes, les moyens de transport, de communication, le pouvoir de l’Etat pouvait pénétrer profondément jusque dans le moindre village, dans chaque recoin de montagne, et dans tous les aspects de la vie de chaque famille, dans le crâne et les boyaux de chaque citoyen. Pour cette raison, le pouvoir de Mao Zedong n’était pas seulement autocratique, il était totalitaire […]

Dans un système totalitaire, le dirigeant suprême, tout "parfait" qu'il soit, peut difficilement éviter de commettre des erreurs. En premier lieu, il n'entend aucune voix discordante. Lorsqu'il a commis une erreur, non seulement personne ne le critique, mais on l'adule, de sorte que les petites erreurs deviennent grandes; les erreurs partielles deviennent générales. Il contrôle subjectivement les yeux et les oreilles du peuple, mais objectivement, il ferme les siens du même coup. Ses subordonnés ne lui font part que d'informations susceptibles d'avancer leur propre carrière, celles qu'ils pensent que le chef aime entendre. C'est sur la base de ces informations fausses qu'il prend ses décisions politiques. Les nouvelles fausses des satellites de 1958 ont fait dire à Mao Zedong : "Si nous avons un surplus de céréales, qu'allons-nous faire ?" et, du coup, de grandes surfaces agricoles ont été laissées en friche. De l'hiver 1958 au début de 1960, le nombre de morts de faim dans les campagnes était immense. Mais en l'absence d'informations complètes et exactes, dans l'esprit de Mao Zedong, il s'agissait de phénomènes isolés, de difficultés provisoires, qui ne devaient pas ralentir la politique nationale de Grand Bond en avant et la Conférence de Lushan a poussé le gauchisme encore plus à gauche. La famine touchait sévèrement les provinces du Guizhou, du Hunan et du Shandong, mais les rapports adressés au Comité central disaient tous : les cantines communes marchent très bien actuellement". Et en janvier 1960, Mao Zedong continuait à les promouvoir.[…]

Un système dépourvu de mécanisme de correction est ce qu'il y a de plus dangereux, et le meilleur mécanisme correcteur, c'est la démocratie. Pour détecter les erreurs et les corriger, l'importance du système dépasse de loin celle de la qualité des dirigeants. Un homme de valeur peut, dans un mauvais système, atténuer les dégâts mais avec une efficacité limitée. Pendant la Grande Famine, comme la qualité des dirigeants était variable, l'ampleur du nombre de victimes a varié selon les provinces, mais dans tout le pays, il y en a eu quelques dizaines de millions. À l'inverse, un homme mauvais dans un bon système causera certes des pertes, mais il sera aisé de les découvrir et de les corriger : très vite, il sera écarté du pouvoir."