A l'heure du nouveau coronavirus qui, depuis la ville de Wuhan, fait trembler les principales places financières et provoque les pires inquiétudes sur la viabilité des chaines d'approvisionnement d'une économie mondialisée où la Chine joue le premier rôle, lire Les manifestes de Yen Fou (éd. Fayard, 1977, traduit du chinois par François Houang) a quelque chose d'assez surréaliste. On y découvre un homme très en colère contre l'incapacité de son pays à assurer son avenir. Yan Fu (1853-1921) fut l'auteur de quatre manifestes parus en 1895 qui secouèrent l'Empire du Milieu, alors assailli de toutes parts par les Occidentaux et attaqué par le Japon et dans lesquels il pressait son pays de s'inspirer de l'Occident pour assurer sa survie.

b2ap3_thumbnail_IMG_E4648.jpg Yan Fu (1853-1921)

Les écrits de Yan Fu — ses manifestes mais aussi ses différentes traductions d'ouvrages occidentaux – sont considérés comme "une œuvre essentielle pour comprendre la genèse de la Chine contemporaine", écrit François Houang. Mao Zedong lui-même le classa parmi "les hommes de progrès chinois" – aux côtés de Hong Xiuquan, le chef de la Révolte des Taiping, de Kang Youwei, un réformateur proche du jeune empereur Guanxu, et de Sun Yat-sen, le "père" de la première République chinoise – qui se tournèrent vers l'Occident pour trouver le moyen de sortir la Chine de son impuissance et de son déclin.

A la différence de ces trois grandes figures de l'histoire de la Chine moderne, Yan Fu, méconnu en Occident, doit son importance non à l'action mais aux idées. Il exerça une influence décisive sur la pensée chinoise de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il suscita l'enthousiasme des jeunes intellectuels du mouvement du 4 mai 1919 et sut leur faire partager sa conviction qu'il était nécessaire pour le salut de la Chine de tirer profit de l'exemple de l'Occident dans le domaine non seulement matériel mais surtout intellectuel et spirituel. Ainsi seulement selon lui pourrait émerger une conscience nationale.

Extrait du troisième manifeste : Propos décisifs sur le salut national (pp.103 et suivantes). Dans ce texte, Yan Hu, voulant encourager les études scientifiques, s'en prend avec véhémence au mandarinat et aux écoles de pensée confucianistes.

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La vérité la plus évidente au monde et nécessitée par la force des choses, c'est que si aujourd'hui la Chine ne change pas ses institutions, elle périra. Où commencer la réforme ? A mon avis, rien de plus urgent que l'abandon du système des concours sur les essais à huit jambes. Non que l'essai à huit jambes soit capable par lui-même de porter directement atteinte à l'Etat: sa nuisance consiste en ce qu'il empêche l'empire d'avoir des hommes de valeur. Pourquoi empêche-t-il l'empire d'obtenir des hommes de valeur ? Il engendre à mon avis, trois grands méfaits dont le premier est l'obstruction de l'intelligence.[...]. Le second méfait c'est d'avoir corrompu le sens moral des populations. [...] Pourquoi les jeunes ont-ils un tel désir de devenir des lettrés ? Quel fut le souci véritable de l'Etat en instituant des lettrés ? Certes, celui de former des hommes qui se maitiendraient dans la voie droite et auraient tous un caractère intègre en s'écartant des mauvais exemples afin que, lorsqu'ils accéderaient aux postes gouvernementaux, ils fissent preuve de probité et d'équité ! Mais aujourd'hui, que se passe-t-il en fait ? Pour qu'un candidat soit reçu au baccalauréat, il est obligé continuellement de faire acte de plagiat et d'obséquiosité, au point que sa conscience du bien et du mal, son sens du vrai et du faux, éprouvés jour et nuit, finissent par s'éteindre presque totalement. Quoi d'étonnant qu'après leur visite aux maîtres et leur inscription sur la liste d'admission, ils prennent le carriérisme pour style d'école et l'opportunisme pour recette personnelle ? Enténébrés comme des animaux dans une même tanière, ils ne songent, chacun de son côté, qu'à leur propre intérêt. Comment peuvent-ils encore se soucier du bien-être du peuple et des projets nationaux ? [...] Le troisième méfait, c'est d'accroître le nombre des oisifs. [...] En Chine, les lettrés étaient suivis jadis d'une dizaine de chariots et d'une centaine de domestiques. Mencius avait déjà commencé à codifier cet abus. Aujourd'hui, les letrrés n'ont plus de nobles ambitions: ils se laissent entretenir sans travailler et essuient toutes sortes de moqueries. [La Chine] devient comme un pourceau couvert de parasites dans tous les replis de son corps. Il viendra sûrement un jour où le boucher brandira son couteau et préparera une bassine pour l'égorger? Faut-il attendre ce moment pour gémir sur son sort ?