Dans un cours de création littéraire donné le 20 février depuis Pékin à des étudiants de Hong-Kong, l'écrivain chinois Yan Lianke les invite à préserver leurs souvenirs de la crise du coronavirus, base d'une vérité qu'il leur appartiendra de transmettre. D'abord diffusé sur Weixin, l'un des principaux réseaux sociaux chinois, le texte a ensuite été censuré. Il a néamoins été largement lu, reposté et commenté en Chine et à l'extérieur de Chine. L'hebdomadaire français Courrier international l'a publié dans son édition du 12 mars 2020. Nous le publions in extenso dans ce billet.

Source: Courrier international, édition du 12 mars 2020.

Chers étudiants de troisième cycle de l’Université des sciences et technologies : aujourd’hui, c’est notre premier cours en ligne. Avant de commencer, permettez-moi une petite digression :

Quand j’étais petit, lorsque je commettais la même erreur deux ou trois fois de suite, mes parents m’appelaient et me demandaient en pointant un doigt sur mon front : “As-tu une mémoire ?”

Et quand je n’arrivais toujours pas à réciter par cœur mon cours de chinois après l’avoir pourtant lu plusieurs fois, mon professeur m’invitait à me lever de ma chaise, puis me demandait devant toute la classe : “As-tu une mémoire ?”

La mémoire est le terreau où les souvenirs s’enracinent et foisonnent. La mémoire et les souvenirs font la différence fondamentale entre l’espèce humaine et celles des animaux et des végétaux. Ils nous sont essentiels pour grandir et devenir adulte. Je considère que, bien souvent, ils sont plus importants que manger, s’habiller ou respirer. Car perdre la mémoire, c’est risquer de perdre aussi les outils ou la capacité de cuisiner ou de cultiver.

L’écrivain chinois Yan Lianke lors de remise du prix littéraire Franz-Kafka, à Prague, le 22 octobre 2014. Matej Divizna / Getty Images

Pourquoi parler de tout cela aujourd’hui ? Parce que l’épidémie de Covid-19, cette catastrophe d’envergure nationale et internationale, n’est pas encore vraiment endiguée ; la contamination est loin d’être terminée. Pourtant, alors que retentissent toujours les pleurs de familles brisées par la maladie dans la province du Hubei, à Wuhan et dans toute la Chine, certains s'apprêtent déjà à crier victoire et à battre tambours, sonner trompettes, simplement parce que les chiffres sont meilleurs.

Depuis que le Covid-19 est entré pas à pas dans nos vies, nous ne savons pas précisément combien de gens sont morts à ce jour, que ce soit dans les hôpitaux ou en dehors. Nous n’avons même pas encore eu le temps de nous en enquérir, et le temps passant, cela pourrait bien rester un mystère à jamais.

Aux générations suivantes, nous laisserions un registre des décès incertain, sur lequel ne pourrait s’appuyer notre mémoire. Il ne faut pourtant pas qu’après l’épidémie, on ne cesse de répéter comme la belle-sœur Xiang Lin [dans la nouvelle de l’écrivain Lu Xun (1881-1936), “Le sacrifice du Nouvel an”] : “Je sais seulement que lorsqu’il neige, les bêtes sauvages dans la montagne n’ont rien à manger et risquent de venir au village. Je ne sais pas s’il y en aura aussi au printemps.” Mais nous ne devons pas non plus agir encore et encore comme Ah Q [autre personnage d’une nouvelle de Lu Xun] qui, battu, humilié, à l’agonie, persiste à croire qu’il est un fier gaillard et que c’est lui le vainqueur.

Pourquoi donc dans nos vies présentes ou passées, les drames et les catastrophes s’enchaînent-ils pour les individus, les familles, la société, ou l’État ? Pourquoi les fosses de l’histoire doivent-elles toujours se remplir de milliers et de milliers de morts de simples gens, et les tragédies de notre époque être assumées par des milliers et des milliers de nos vies ?

Nos souvenirs personnels effacés, remplacés

Pour beaucoup, c’est que face à tous les questionnements que nous pourrions formuler, sans le faire ou y être autorisés, nous les hommes, nous manquons par trop de mémoire. Nos souvenirs personnels ont été planifiés, remplacés, effacés. On ne se souvient que de ce que l’on nous demande de nous souvenir, et on oublie ce que l’on nous pousse à oublier.

Désormais, les souvenirs d’un individu sont un outil du temps présent, où les souvenirs d’une collectivité et d’une nation dictent à un individu la part des choses à oublier et celle des choses à retenir.

Ne parlons même pas des pages de l’histoire qui sont déjà tournées, mais considérons seulement les vingt dernières années. Les épidémies de SIDA [avec le scandale des paysans contaminés au Henan en vendant leur sang dans les années 90], de SRAS [en 2002-2003] et aujourd’hui celle du Covid-19, sont des catastrophes nationales dont tous les jeunes comme vous nés dans les années 80 et 90 se souviennent.

Sont-elles au bout du compte d’origine humaine, ou bien des calamités naturelles contre lesquelles l’homme ne peut rien, comme les tremblements de terre de Tangshan [1976, dans le nord-est de la Chine] et de Wenchuan [au Sichuan en 2008] ? Pourquoi, dans le premier cas, les facteurs humains semblent-ils toujours identiques ?

Les modes de propagation et d’action de l’épidémie de Covid-19 aujourd’hui font beaucoup penser à ce que serait un remake du drame de l’épidémie de SRAS il y a dix-sept ans, par le même réalisateur. Et nous qui ne sommes que d’infimes poussières, nous ne pouvons pas chercher pas à savoir qui est ce réalisateur, mais nous n’avons pas les connaissances nécessaires pour revoir complètement les idées attachées à un tel scénario. Mais alors que nous sommes à nouveau confrontés à ce drame mortel, nous pouvons au moins nous demander où sont partis tous nos souvenirs du tragique épisode précédent.

Par qui notre mémoire a-t-elle été effacée ? Qui s’en est emparé ?

Les hommes sans mémoire sont au fond comme la terre des champs et des chemins. Quel aspect vont nous donner les chaussures qui nous foulent ? Seules les empreintes de ces chaussures le diront.

Les gens sans souvenirs sont au fond comme des morceaux de bois, coupés de leur vie antérieure. Quelle forme vont-ils prendre, en quels objets vont-ils se transformer ? Seules la scie et la hache peuvent le dire.

Si nous, pour qui l’amour de l’écriture donne du sens à la vie, et qui allons en vivre toute notre vie ; vous, les étudiants qui assistez aujourd’hui à ce cours en ligne ; tous les diplômés et les élèves du cours d’écriture créative de l’Université du peuple à Pékin ; si même nous tous renonçons à nos souvenirs personnels inscrits dans notre chair et dans notre destin, quel sens aura alors l’écriture ? Que vaudra la littérature ? Qu’aura encore la société à demander aux écrivains ? Quelle différence y-aura-t-il entre celui aura manié le pinceau sans relâche toute sa vie, et une marionnette dont d’autres tirent les ficelles ?

Si le journaliste n’écrit pas ce qu’il voit, si l’écrivain n’écrit pas ses souvenirs, ce qui l’a touché ; si dans la société ceux qui peuvent et savent parler ne font que débiter des choses apprises par cœur en mettant le ton, alors qui restera-t-il pour nous dire que nous vivons en ce monde, et ce que sont la vérité d’un individu et une vie de chair et de sang ?

Rendez-vous compte : qu’entendrions nous s’il n’y avait pas aujourd’hui à Wuhan l'écrivaine Fang Fang, prenant la plume pour coucher sur le papier ses souvenirs et ses impressions, et des milliers de gens qui comme elles utilisent leur téléphone pour nous transmettre les cris et les appels au secours des mourants ?

Dans le grand flot de notre époque, les souvenirs personnels sont souvent considérés comme l’écume et le rugissement superflus de notre temps, que celui-ci pourra effacer. Le temps est capable sans bruit, sans un mot, de faire en sorte qu’ils n’aient jamais existé.

C’est ainsi qu’une fois les souvenirs passés dans la noria du temps, arrive le gigantesque oubli. C’en est fini des corps humains dotés d’une âme. Le calme a été établi ; le minuscule pivot de la vérité, sur lequel la terre s’appuie pour tourner, n’est plus là. Ainsi, l’histoire n’est plus que légendes sans fondements, oublis et imagination. Voilà pourquoi grandir avec une mémoire et des souvenirs personnels qui ne peuvent être altérés ni faire disparaître est important. Ce sont les fondements essentiels pour pouvoir dire la vérité.

C’est particulièrement important pour vous, étudiants du cours d’écriture, qui, pour la plupart, avez comme moi vocation à vous servir de vos souvenirs pour écrire, rechercher la vérité ou tout simplement vivre. Si un jour même nous sommes privés de cette pauvre part de vérité et de souvenirs, alors qu’adviendra-t-il en ce monde de la vérité individuelle et de l’authenticité des faits historiques ?

Quand on a une mémoire et des souvenirs personnels, même si l’on ne peut pas changer le monde et la réalité, on peut au moins murmurer en nous-mêmes, face à des faits uniformisés et normalisés : “ce n’est pas comme ça que ça s’est passé !” Quand l’épidémie de Covid-19 fléchira vraiment, au milieu de la grande liesse, nous serons au moins capables d’entendre ces lamentations et ces sanglots venant d’individus, de familles ou de nos frontières, et de nous en souvenir.

Les souvenirs personnels ne peuvent changer le monde, mais ils nous permettent d’avoir un cœur en vérité.

Les souvenirs personnels ne se changent pas toujours en une force capable de changer la réalité, mais ils nous aident au moins à mettre des points d’interrogation dans nos esprits, à une époque de mensonges.

Au moins, si jamais un jour nous devons connaître une nouveau Grand Bond en avant [mouvement de collectivisation lancée par Mao en 1958], nous saurons qu’on ne peut pas faire d’acier à partir de sable, qu’un champ d’un mu [666 m²] de superficie ne peut pas produire 50 tonnes ; ce sont des choses connues parmi les plus connues de l’humanité, et non pas des fariboles idéologiques.

Au moins enfin, si nous connaissons un jour une nouvelle révolution catastrophique durant dix années [comme la révolution culturelle de 1966 à 1976], nous pourrons être sûrs que nous n’enverrons pas nos propres parents en prison ou à l’échafaud.

Chers étudiants, nous sommes tous de formation littéraire, amenés à aborder toute notre vie la réalité et les souvenirs par le langage. Nous ne prétendons pas que les milliers de souvenirs individuels font ceux d’une collectivité, d’une nation ou d’un peuple, car ces derniers ont toujours occulté et altéré les premiers au cours de notre histoire.

Aujourd’hui, alors que l’épidémie de Covid-19 est loin d’être figée en un souvenir, partout à côté de nous et dans le pays, on entend déjà résonner les cris d’allégresse. C’est justement pour cela que j’espère que vous les étudiants, et que nous tous qui aurons connu le fléau du Covid-19, nous serons des hommes avec de la mémoire, des hommes dont la mémoire nourrira les souvenirs.

Si nous ne pouvons pas être des lanceurs d'alerte comme Li Wenliang, soyons au moins des personnes qui entendent cette alerte !

Si l’on ne peut pas parler haut et fort, soyons de ceux qui murmurent à l’oreille ! Si l’on ne peut pas murmurer à l’oreille, soyons de ces masses silencieuses qui ont de la mémoire et des souvenirs ! Face à ces milliers de gens sur le point de chanter victoire dans la bataille contre le Covid-19, dressons-nous debout en silence, et soyons les hommes renfermant un sépulcre au fond du cœur ; des hommes marqués au fer rouge de la mémoire capables un jour d’utiliser cette mémoire pour transmettre leurs souvenirs aux générations futures !