À sa manière, Pékin a montré l'urgence d'agir pour le climat. Le 30 novembre, la capitale chinoise a affiché une pollution record: une concentration de 976 microparticules par mètre cube d'air au lieu des 25 maximum admises par l'Organisation mondiale de la Santé.

A la veille de l'ouverture de la COP 21 à Paris, voici ce que proposait l'auteur de l'ouvrage Le capital au XXIe siècle (Seuil, 2013) pour répartir les responsabilités du dérèglement climatique et la participation de chacun au Fonds vert destiné aux pays pauvres touchés par les effets du réchauffement. Sa proposition concernant la Chine tient compte et de sa population et de la destination finale de sa production.

Extrait du blog de Thomas Piketty (Piketty.blog.lemonde.fr) daté du 28 novembre 2015 :

Les pollueurs du monde doivent payer
Après les attaques terroristes, il y a malheureusement de gros risques que les dirigeants français et occidentaux aient la tête ailleurs, et ne fassent pas les efforts nécessaires pour que la conférence de Paris sur le climat soit un succès. Ce serait dramatique pour la planète. D'abord, parce qu’il est plus que temps que les pays riches prennent la mesure de leurs responsabilités historiques face au réchauffement et aux dégâts qu’ils ont dores et déjà causés aux pays pauvres. Ensuite, car les tensions à venir sur le climat et l'énergie sont lourdes de menaces pour la paix mondiale. Ce n'est pas en laissant les terroristes imposer leur agenda que l'on prépare l'avenir.

Quel est l'état de la discussion? Si l'on s'en tient aux objectifs de réduction des émissions présentés par les Etats, le compte n'y est pas. Nous sommes sur une trajectoire menant à un réchauffement supérieur à trois degrés, et peut-être d'avantage, avec à la clé des conséquences potentiellement cataclysmiques, en particulier en Afrique et en Asie du Sud et du Sud-Est. Même dans le cas de figure d'un accord ambitieux sur les mesures d’atténuation des émissions, il est déjà certain que la montée des eaux et des températures causera des dégâts considérables dans nombre de ces pays. On estime qu’il faudrait mobiliser un fonds mondial de l’ordre de 150 milliards d’euros par an pour financer les investissements minimaux nécessaires pour s’adapter au changement climatique (digues, relocalisations d’habitations et d’activités, etc.). Si les pays riches ne sont pas capables de réunir une telle somme (à peine 0,2% du PIB mondial), alors il est illusoire de chercher à convaincre les pays pauvres et émergents de faire des efforts supplémentaires pour réduire leurs émissions futures. Or pour l’instant les sommes promises pour l’adaptation sont inférieures à 10 milliards. C’est d’autant plus affligeant qu’il ne s'agit pas d'une aide: il s'agit simplement de réparer une partie des dégâts que nous avons infligés dans le passé, et que l'on inflige encore.

Ce dernier point est important, car l'on entend souvent dire, en Europe et aux Etats-Unis, que la Chine est devenu le premier pollueur mondial, et que c'est maintenant le tour des chinois et des autres pays émergents de faire des efforts.

Ce faisant, on oublie plusieurs choses. D'abord, les volumes d’émissions doivent être ramenées à la population de chaque pays : avec près de 1,4 milliards d’habitants, la Chine est près de 3 fois plus peuplée que l’Europe (500 millions), et plus de 4 fois plus peuplée que l’Amérique du Nord (350 millions). Ensuite, les faibles émissions européennes s'expliquent en partie par le fait que nous sous-traitons massivement à l'étranger, notamment en Chine, la production des biens industriels et électroniques polluants que nous aimons consommer. Si l’on prend en compte le contenu en carbone des flux d'importations et d'exportations entre les différentes régions du monde, les émissions européennes augmentent subitement de 40% (et celles d'Amérique du Nord de 13%), alors que les émissions chinoises baissent de 25%. Or il est nettement plus justifié d’examiner la répartition des émissions en fonction du pays de consommation finale (et non de production).

On constate alors que les Chinois émettent actuellement l’équivalent de 6 tonnes de CO2 par an et par habitant (soit environ la moyenne mondiale), contre 13 tonnes pour les Européens, et plus de 22 tonnes pour les Nord-Américains. Autrement dit, le problème n’est pas seulement que nous polluons depuis bien plus longtemps que le reste du monde : le fait est que nous continuons de nous arroger un droit individuel à polluer deux fois plus fort que la moyenne mondiale.

Pour dépasser les purs affrontements entre pays, et tenter de dégager des solutions communes, il est en outre essentiel d’introduire le fait qu’il existe à l’intérieur de chaque pays d’immenses inégalités de consommations énergétiques, directes et indirectes (au travers des biens et services consommés). Suivant la taille du réservoir, de l’habitation, du portefeuille, suivant la quantité de biens achetés, le nombre de voyages aériens effectués, etc., on observe une grande diversité de situations. Et même si les différents modes de vie individuels jouent un rôle important, on constate sans ambiguïté que les niveaux moyens de consommations et d’émissions augmentent très fortement avec le niveau de revenu (avec une élasticité à peine inférieure à un).

En rassemblant des données systématiques portant à la fois sur les émissions directes et indirectes par pays, et sur la répartition des consommations et des revenus à l’intérieur de chaque pays, nous avons analysé avec Lucas Chancel l’évolution de la répartition des émissions mondiales au niveau individuel au cours des quinze dernières années (l’étude complète est disponible ici).

Les conclusions obtenues sont claires. Avec la montée des pays émergents, il existe maintenant des pollueurs importants sur tous les continents, et il est donc légitime que tous les pays contribuent au financement du fonds mondial d’adaptation. Mais les pays riches constituent toujours l’immense majorité des plus grands pollueurs du monde, et ne peuvent donc pas demander à la Chine et aux pays émergents de prendre plus que leur juste part.

Concrètement, les quelques 7 milliards d’habitants de la planète émettent actuellement l’équivalent de 6 tonnes de CO2 par an et par personne. Les 50% les moins pollueurs, soit 3,5 milliards de personnes, principalement situés en Afrique, en Asie du Sud et du Sud-Est (qui sont aussi les principales zones touchées par le réchauffement), émettent moins de 2 tonnes par personne, et sont responsables d’à peine 15% des émissions totales. A l’autre bout de l’échelle, les 1% les plus gros pollueurs du monde, soit 70 millions de personnes, ont des émissions moyennes de l’ordre de 100 tonnes de CO2 par personne, si bien qu’ils émettent à eux seuls environ 15% des émissions totales, c’est-à-dire autant que les 50% du bas. Ils sont 50 fois moins nombreux, mais comme ils émettent chacun 50 fois plus, les deux effets se compensent. Or ce sont les 50% du bas qui vont payer les conséquences du changement climatique, en termes de montée des eaux et des températures. Ces 3,5 milliards d’habitants émettent 2 tonnes de C02 par personne, et ils vont payer pour ceux qui en émettent 100.

Et où se trouvent les 1% les plus gros pollueurs du monde ? D’après nos estimations, 57% d’entre eux habitent en Amérique du Nord, 16% en Europe, et à peine plus de 5% en Chine (moins qu’en Russie et au Moyen-Orient : environ 6% dans les deux cas). Il nous semble que cela peut fournir une clé de répartition assez légitime pour répartir le financement du fonds mondial d’adaptation de 150 milliards de dollars par an. L’Amérique du Nord devrait verser 85 milliards (0,5% de son PIB), et l’Europe 24 milliards (0,2%).  La conclusion déplaira sans doute à Donald Trump, et à d’autres. Libre à eux de reproduire nos calculs et de les améliorer : toutes nos données et programmes informatiques sont disponibles ici. Nous avons passé en revue plusieurs séries d’hypothèses sur la répartition des consommations et des émissions individuelles, sans que cela ne modifie substantiellement nos principaux résultats.

On peut aussi imaginer d’autres clés de répartition, par exemple en faisant reposer les efforts sur les 10% les plus gros émetteurs du monde (700 millions de personnes, émettant en moyenne 27 tonnes), qui sont responsables d’environ 45% des émissions totales, soit trois fois plus que les émissions cumulées des 50% du bas. Dans ce cas, le financement reposerait à 40% sur l’Amérique du Nord, 19% pour l’Europe, et 10% pour la Chine.

Ce qui est certain, c’est qu’il est temps de réfléchir à des clés de répartition fondées sur l’idée d’un impôt progressif sur le carbone : on ne peut pas demander les mêmes efforts aux personnes qui émettent 2 tonnes par an et ceux qui en émettent 100. C’est le grand  défaut des taxes proportionnelles sur le carbone habituellement débattues (ainsi que des systèmes de prix du carbone et de marchés des droits à polluer, qui posent par ailleurs d’autres problèmes), si on les applique sans correction et sans compensation.

Certains objecteront que de telles clés de répartition ne seront jamais acceptées par les pays riches, en particulier par les Etats-Unis. Et de fait les solutions qui seront adoptés à Paris et dans les années qui viennent pour financer l’adaptation au changement climatique seront sans doute beaucoup moins ambitieuses et transparentes. Mais il faudra trouver des solutions : rien ne se fera si les pays riches ne mettent pas la main au portefeuille, et les conséquences concrètes du réchauffement climatique se feront sentir de plus en plus fortement, y compris aux Etats-Unis.

D’une façon ou d’une autre, il est urgent d’établir un diagnostic partagé sur les responsabilités des uns et des autres, un langage commun permettant d’envisager une résolution pacifique de ce défi mondial sans précédent.

Thomas Piketty