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Auguste François, le premier consul français de 1900 à 1904 à Kunming (province chinoise du Yunnan, au sud-ouest de la Chine), a tenu une importante correspondance, publiée en 1990 dans "Le mandarin blanc"(Calmann-Levy). Voici une des lettres adressées à une amie dans laquelle il raconte l'arrivée à Yunnan-fu (ancien nom de Kunming) des candidats aux examens mandarinaux ouvrant la voie à la carrière de lettré-fonctionnaire... (Voir aussi dans le blog l'article sur "le système des lettrés-fonctionnaires".

Extraits (p.311-316)

28 octobre 1901

[...] J'ai eu durant ces dernières semaines, le spectacle d'un Yunnan-sen universitaire des plus curieux. Une dizaine de milliers de candidats à la licence est accourue de tous les coins du pays pour décrocher l'un des cent quarante-deux diplômes faisant l'enjeu de ce tournoi au pinceau. [...] Ce monde s'entasse dans les hôtelleries;on arrive par tous les moyens de locomotion permis parmi les diverses conditions sociales; les fils de famille se font porter en chaise, d´autres vont à cheval, juchés sur des harnachements rutilants, suivis de coffres, de bagages de gens chics; d'autres sont modestement accroupis sur de lamentables rosses de caravane, faisant porter par le même animal, outre leur maigre personne, leur science et leur fortune, le matelas sur lequel ils coucheront n'importe où et leurs frusques. On voit arriver des théories de candidats, convergeant de toutes les routes vers les portes de la grande ville; ils sont des milliers en quête de logement; traînant leurs biquets de porte en porte, débattant les prix d'un logis et d'une pension chez les particuliers. On remarque des groupes de domestiques provinciaux ahuris, suivant leur jeune maître ou gardant les paquets au milieu des rues, en attendant la découverte d'un gîte. Il y en a partout; on descend chez les parents, des amis, à l'hôtellerie chic du Bonheur Céleste. Les plus miséreux se contentent simplement de la belle étoile, arrivant pédestrement, un simple baluchon à l'épaule et leurs bouquins graisseux noués dans un turban, soutenus par l'espoir de repartir couronnés membres de la "Forêt des Pinceaux", après s'être assis vainqueur au banquet impérial présidé par le vice-roi. Les rues ont pris un aspect bien particulier. Mon quartier surtout, qui est précisément comme le Quartier latin, étant voisin du palais des examens, le " Hangar de la Littérature", et du "yamen" du Grand Examinateur. Je suis environné de quelque chose comme les galeries de l'Odéon. Les bouquinistes, les marchands d'encre (de Chine), de pinceaux, de papiers - toutes les fournitures de l'étudiant - installés sous des parapluies géants, forment comme une suite de galeries couvertes. Et puis, c'est la foule des concurrents, encombrant les ruelles, allant en monômes naturels, rendus obligatoires par l'étroitesse des rues. Les gommeux de province, étalant les élégances de robes de soie qui marquent bien leurs plis, s'attablent sous les auvents des maisons de thé; consomment de l'eau de vie de riz dans des petits pots d'étain, sur des tables de cabarets moyenâgeux. Et puis ils font du boucan et courent les mauvais lieux. La ville leur appartient, et dans la foule, on voit passer des chaises hermétiquement clôturées, comme c'est l'usage, ou l'on distingue des têtes de demoiselles, peintes comme des poupées de modiste, des têtes à cheveux lustrés, piqués d'épingles d'argent, et un petit parterre de fleurettes en rond autour de chaque oreille. Et leurs habits !!! Que c'est comme un bouquet de fleurs. Aussi les monts-de-piété ne désemplissent-ils pas. On vient y laisser des bibelots paternels, on met sa garde-robe au vestiaire de sa tante. Tel qui est venu sur une bête de prix s'en ira porté à sa famille par deux coolies. Assis entre deux bambous et sans excédent de bagages. J'ai les yeux sur un étalon noir, qu'un candidat militaire de Yan-lin-tcheou cherche à placer. On me dit que c'est la plus belle bête du Yunnan. Je souhaite que les demoiselles peintes mettent à pied ce saint-cyrien céleste. A cent taels, je conclus le marché. Beaucoup sont venus, comme chez nous, passer des examens uniquement pour manger l'argent des inscriptions et mènent une vie de bâton de chaise, jusqu'au jour de l'entrée en loge qui se pratique avec solennité. L'examen des lettres, c'est un des fondements de l'organisation sociale chinois. C'est de là que va sortir le classement d'une foule d'individus. C'est de là que va se former l'aristocratie de l'empire. C'est du troupeau des candidats que s'élèveront les administrateurs qui vont faire le bonheur ou le malheur du peuple ou la gloire de l'empire. Le peuple les suit avec intérêt, un respect religieux. On les entoure du plus haut appareil des cérémonies officielles. Tout le monde gouvernemental y prend part; les plus hauts mandarins y pontifient. C'est une des fonctions les plus graves pour eux. Ils y président comme à l'enfantement de la portée nationale qui doit assurer le gouvernement et la bonne administration de l´empire. Ils préparent leur descendance officielle, la transmission de leurs pouvoirs, la continuation des traditions sur lesquelles vit le peuple chinois depuis des milliers d'années. 

Et le peuple accourt sur le passage du cortège de ses mandarins; la foule qui s'écrase dans les ruelles, assiste remuée, attendrie, à ces solemnités, pénétrée de la gravité de l'acte qu'ils vont accomplir et d'où elle sent que dépend son propre avenir, l'écoulement paisible de son existence sociale, le maintien de ses coutumes, la garantie de justice et de bonne direction de ses affaires. [...] Le Chinois s'en remet à ses mandarins pour un choix qui est entouré de toutes les garanties et de toutes les précautions d'impartialité pour les candidats et de sécurité pour les administrés de ces futurs détenteurs du pouvoir; et il assiste avec un recueillement religieux à ces cérémonies où tous les représentants, tous les éléments de la nation contribuent. Ce moment des examens est comme celui de la conception d'un être, où tous les organes concourent et pendant lesquels toutes les autres fonctions, toutes les préoccupations s'arrêtent ou s'effacent. C'est l'apothéose du mandarin, que l´on voit passer en pompe, sanctifié par tous les appels aux génies, aux divinités protectrices et qui s'en va s'enfermer dans l'enceinte des examens pour vingt jours, ne communiquant avec personne, gardé extérieurement par une ceinture de troupes campées sous des tentes, observant les rites anciens, les règlements minutieux, enfin opérant dans toute sa gloire, avec des honneurs exceptionnels qui ne lui sont rendus que là, pour choisir parmi toutes les classes du peuple, sans distinction, les sujets les plus dignes de commander aux autres. [...]  Ces examens que je viens de voir seront les derniers. Déjà on annonce que ceux qui les suivront (ils ont lieu tous les six ans), comporteront des programmes suivant un esprit moderne. Ils amèneront une révolution dans les vieux principes qui immobilisaient cette société. Cette boule qui tournait sur elle-même, et sans cesse dans le même sens, va entrer dans la danse générale et participer au mouvement des autres. Les habitants en seront-ils plus heureux et nous-mêmes, qu'y gagnerons-nous ? Quien sabe ?