b2ap3_thumbnail_image_20140612-121730_1.jpg

L'écrivain chinois Qiu Xiaolong est né à Shanghaï en 1953. Lors des événements de Tian'anmen, il décide de s'installer aux Etats-Unis. Il y écrit notamment la "Cité de la Poussière rouge" (éd. Liana Levi, 2008). Avec ces nouvelles inspirées du quartier où il a grandi, Qiu Xiaolong fait parler les habitants de la cité qui aiment se réunir pour leur "conversation du soir"... Ils livrent un panorama de la Chine plein d'humour, de justesse et de lucidité.

Extrait : (p.59-65) 

L'été 1969 dans un recoin au fond de la cité de la Poussière rouge, le soir tombait dans la joyeuse effervescence des combats de grillons. On apportait son pot à grillon en terre cuite, et on s'accroupissait en cercle pour regarder les insectes se battre. Après une bataille acharnée, le grillon vainqueur chantait en grattant ses ailes au milieu du pot, tandis que le vaincu tournait en rond et essayait de s'échapper. Les propriétaires des bestioles et les spectateurs criaient des encouragements et des menaces, comme si le destin du monde dépendait de l'issue du combat dans le pot. 

 J'allais à l'école primaire, et même si je restais littéralement collé des heures à ce recoin de la Poussière rouge, j'étais trop jeune pour avoir un grillon. Aucune chance que mes parents me permettent d'aller en capturer un dans les faubourgs. Ils n'aimaient pas ces combats parce qu'on y pariait, mais ils acceptaient que j'y assiste: au moins, je restais dans la cité. 

Un soir de cet été-là, Cousin Min m'a fait cadeau d'un grillon qu'il avait attrapé dans un cimetière de Qingpu. Il l'avait appelé Grand Général. Il n'était pas très grand mais très noir, ses mandibules gigantesques occupaient le tiers de sa tête, elles luisaient au soleil comme deux haches. Les gens croyaient à l'esprit de la terre: tout ce qui grandissait dans le cimetière, devait avoir acquis son esprit yin. Ça devait être un sacré grillon. 

J'ai demandé à Min pourquoi il avait voulu me le donner. "Je n'ai pas le temps. Nous devons nous battre pour le président Mao." C'était la quatrième année de la Révolution culturelle. Le vieux système de gouvernement s'était effondré, les Gardes rouges avaient pris le pouvoir, et leurs intérêts divergeaient. Chaque faction se disait loyale au président Mao et dénonçait la trahison des autres. Les différentes organisations s'étaient affrontées d'abord avec des mots, ensuite avec des pierres ou des couteaux et finalement avec des fusils.

Je n'y comprenais pas grand-chose et ça ne m'intéressait pas. Mais c'était la première fois que je possédais un grillon. Quel prestige d'avoir un tel trésor ! Les gens me parlaient comme à un égal, parfois, ils faisaient tout pour être gentils, notamment quand ils voulaient que mon Grand Général se batte contre leurs grillons. J'ai acquis beaucoup de connaissances concernant ces combats. Par exemple comment choisir sa nourriture, faire un abri provisoire en bambou pour l'aiguillonner et garder le pot au chaud par temps froid... 

Le Grand Général a fait de la cité un monde nouveau pour moi. Ayant absorbé l'énergie infernale du cimetière, il attaquait ses adversaires comme un diable: il arrachait les pattes, fendait les mâchoires, et ouvrait les ventres dans l'arène pourpre du pot de terre. 

Le premier jour où je l'ai fait combattre, il a vaincu cinq grillons à la suite, battant le record de la Poussière rouge. Et il recueillait toujours beaucoup d'applaudissements -moi aussi- avec ses mandibules qui luisaient au soleil et ses belles ailes. Il avait sous l'aile gauche un petit point orange qui ressemblait au grain de beauté sur le menton du président Mao mais je savais qu'il valait mieux ne pas en parler aux autres. [...]

Bientôt , après avoir soumis tous ses rivaux de la Poussière rouge, il a défié  hors du quartier d'autres grillons renommés. Sa réputation s'est répandue partout. Un illustre vétéran de ce type de combat est venu du district de Yangpu pour le voir. 

Naturellement, j'étais impatient de raconter ces victoires à Min, mais chez lui, Tante Xiuxiu m'a dit qu'il devait rester dans son école. Le quartier général de son organisation de Gardes rouges, "Orage révolutionnaire", était attaqué par l'organisation rivale, "Chassons les tigres et les léopards", qui bénéficiait du soutien d'une organisation rebelle de la police locale. J'ai demandé à Tante Xiuxiu de dire à Min que le Grand Général se battait de façon admirable.

Le lendemain cependant, le Grand Général a perdu face à un grillon inconnu sorti d'une boîte de bambou, autant dire un grillon de troisième catégorie. C'était totalement inexplicable. 

Comme dit le proverbe, "c'est courant pour un général d'être vainqueur ou vaincu". Pour la plupart, les grillons pouvaient reprendre le combat en une ou deux heures, mais ce n'était pas le cas de mon général. J'avais beau essayer de le titiller, avec la baguette de jonc, il refusait de combattre de nouveau. Honteux et surpris, je le voyais s'éloigner simplement de tout adversaire sans même montrer ses mandibules. S'il était coincé, il sautait du pot de terre cuite comme un pauvre couard. Le Grand Général  n'a pas tardé à se fait huer par tous les propriétaires de grillons. Et je suis redevenu un gamin insignifiant. Peu d'adultes me parlaient encore dans la cité. Désespéré, j'ai consulté un gourou des grillons qui m'a donné plusieurs conseils. Suivant ses indications, j'ai d'abord essayé de l'affamer [...] mais ça n'a pas marché. J'ai continué avec l'expérience du régime au poivre rouge.[...] Finalement j'ai eu recours à la technique de la "résurrection". J'ai noyé le grillon dans un bol d'eau et je l'ai mis à sécher au soleil jusqu'à ce qu'il revienne petit à petit à la vie. [...] Pendant que j'étais penché sur le grillon en train de ressusciter, Tante Xiuxiu est venue me chercher. Elle s'inquiétait pour Min. Son école était encerclée par "Chassons les tigres et les léopards" et le téléphone était coupé. Min résistait toujours dans le quartier général avec plusieurs de ses camarades. Elle n'avait pas de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Je l'ai rassurée de mon mieux avant de courir au combat de grillons prévu dans l'après-midi. 

Après sa dernière résurrection, le Grand Général  ne manifestait toujours aucun  esprit combatif. En dernier recours, je l'ai lancé en l'air. D'après mon gourou, c'était un traitement de choc dont les effets étaient les mêmes que ceux de la résurrection, visant à transformer par la commotion une tête de lâche en casque guerrier. J'ai été étonné de voir le Grand Général s'échapper à nouveau hors du pot. Dans ma hâte de le recouvrir avec ma main, je lui ai cassé un petit bout de patte.

"Maintenant, il est vraiment en colère", a constaté mon gourou. Le Grand Général  s'est en effet mis à cogner son adversaire avec une puissance phénoménale, lui coupant la moitié de la tête dès le premier round. Il a arraché une patte d'un deuxième ennemi, et cassé la mâchoire d'un troisième dans le même pot. Les applaudissements ont éclaté tout autour, mais je commençais à m'inquiéter. Le Grand Général  était désavantagé. Des jours de jeûne , le régime au poivre et le traitement de la résurrection, tout ça allait peser lourd. Lors de l'engagement contre le Diable Noir, son cinquième adversaire, le Grand Général a titubé. L'une de ses pattes, brisée, saignait sans doute déjà sans qu'on le voie. Bien que boiteux, il s'obstinait à tenir bon. J'étais sur le point d'abandonner pour le bien de mon grillon, mais c'était contraire au règlement. Leurs mandibules se sont encastrées, le Diable a retourné le Grand Général sur le dos. Avant qu'il ne se relève, il lui a planté les mandibules dans le ventre. Au moment de rendre son dernier soupir, le Grand Général  a ouvert et fermé la bouche dans un mouvement convulsif en tentant courageusement d'attaquer. 

Ce soir-là, un pot vide à la main, seul dans un coin, j'ai pleuré en croyant la petite tache noire inerte dans le soleil couchant.

Quelques heures plus tard, j'ai appris que Min avait été tué au cours d'un assaut de "Chassons les tigres et les léopards". Face à des forces supérieures en nombre, il avait été le dernier à tomber et s'était battu jusqu'au bout, armé d'un couperet. Eviscéré, il serrait encore dans sa main mutilée les "Citations du président Mao Zedong" à couverture rouge...

b2ap3_thumbnail_image_20160319-190844_1.jpeg